10 mai 2011 2 10 /05 /mai /2011 14:21

 

2 octobre 1998

 

Dimanche à Longchamp, elle aligne 4 pur-sang sur 14 partants. La cavalerie «Al Maktoum» défile pour l'Arc de triomphe.


En 1954, la France découvrait une nouvelle messe dominicale, le tiercé. De leur côté, au Proche-Orient, les Al Maktoum, souverains de Dubaï, trouvaient du pétrole sous les pas de leurs chameaux. Si le jeu inventé par André Carrus devint rapidement populaire, l'or noir des émirs allait révolutionner les institutions hippiques européennes. A la fin des années 70, les quatre frères Al Maktoum (1) mettent en place une version équine de «Tempête du désert». Leur objectif? Devenir les plus grands propriétaires-éleveurs de chevaux de course de la planète. Dans le Landerneau hippique, on se marre doucement. Les statistiques sont formelles: les chevaux galopent toujours, tandis que les propriétaires finissent toujours par trépasser.

6 000 têtes en écurie. En 1982, Awaasif, pouliche portant casaque du cheikh Mohammed al Maktoum, crée une surprise en s'octroyant la troisième place du Prix de l'Arc de triomphe. Elle est la première pierre de l'édifice pharaonique que la famille royale de Dubaï est en train d'élever. C'est que les bougres, nuques raides et oeil de jais, ne lésinent pas. Seize ans après la performance d'Awaasif, la démonstration de leur puissance de feu est sans précédent. Leurs investissements hippiques sont estimés à plus de 22 milliards de francs, et entre 200 000 à 300 000 dollars par an. Ils ont acheté à tour de bras les bébés pur-sang aux origines les plus nobles. C'est eux qui signèrent un chèque de 10 millions de francs aux dernières ventes de yearlings de Deauville pour l'achat d'une pouliche, fille de deux vainqueurs de l'Arc. Ils avaient déjà fait beaucoup mieux au début des années 80 en payant plus de 10 millions de dollars cette fois, pour un yearling qui jamais ne vit le moindre champ de courses.

Leur cheptel, principalement basé en Europe (France, Angleterre, Irlande), mais aussi aux Etats-Unis, en Australie et à Dubaï, serait de l'ordre de 6 000 têtes. Parmi eux, une vingtaine d'étalons, rares et beaux comme un chapelet de pierres précieuses, dont certains sont estimés entre 150 et 200 millions de francs. Les Al Maktoum ont une dizaine de haras semblables à des palaces. En Europe, une trentaine d'entraîneurs «coachent» leur millier de coursiers. Aucune épreuve consacrant la crème des sang bleu n'échappe à l'une de leurs casaques. Histoire de ratisser plus large encore, ils ont ajouté une écurie à leur boulimie. Baptisée Godolphin (ce n'est pas innocent, le nom faisant référence à l'un des trois étalons arabes à l'origine de la race du pur-sang anglais), cette écurie regroupe les intérêts hippiques des quatre frères. L'appellation Godolphin a un parfum de revanche. Elle sous-entend que les ravisseurs d'antan, les Anglais en particulier, amateurs des richesses de l'Orient au XVIIIe siècle, ont échoué. Il n'est pas rare de voir de belles épreuves du programme de Longchamp où la quasi-totalité des partants appartient au consortium familial. Cette hégémonie lamine un bon nombre de propriétaires. Guy de Rothschild, à qui l'on demandait pourquoi il ne luttait plus contre eux (le baron possédait jadis l'une des plus sublimes écuries), résume parfaitement la situation: «moi, je paye des impôts, eux, ils en perçoivent.» «S'ils faisaient leurs comptes, s'exclame un courtier irlandais, ils arrêteraient aussitôt.» Ils les font pourtant. Détendus, car libérés du souci de réaliser le moindre centime de bénéfice, juste conscients de la fortune qu'ils peuvent engloutir dans leur passion.

Non rentable. Les 10 millions de dollars perçus bon an mal an par leurs champions ne couvriraient pas 5% de leurs investissements. La famille Al Maktoum sponsorise de grandes épreuves, voire des journées de courses, telle la réunion du Prix du Jockey-Club à Chantilly. Mais en matière de fastes, c'est quand ils reçoivent qu'ils sont le plus généreux. Il y a deux ans et demi, ils créaient de toutes pièces sur l'hippodrome de Nal-al-Sheba, près de Dubaï, la World Cup aux 22 millions de francs d'allocations, un record. En France, ils sont locataires de l'hippodrome d'Evry depuis le 1er août, pour un loyer annuel de 4 millions de francs, hors taxes. Une aubaine pour France Galop (société mère des sociétés de courses) et son président Jean-Luc Lagardère qui avaient fermé le champ de courses le plus moderne en 1996, au grand dam des professionnels. Un entraîneur anglais aura la charge d'un lot important de jeunes chevaux Maktoum, surtout des yearlings et des deux ans. Petites et moyennes entreprises hippiques françaises tremblent devant ce renfort d'effectifs. Dans les selleries, on chuchote qu'un capitaine d'industrie tel que Lagardère aurait fait beaucoup pour que les Maktoum trouvent sur notre sol une écurie digne de leur poids économique. Louis Romanet, directeur général de France Galop, balaie les rumeurs: «Pour avoir négocié ce bail, je peux vous assurer qu'il n'y a pas de liens avec d'autres marchés parallèles. Cela dit, nous sommes satisfaits que la famille Al Maktoum ait choisi la France.» Des retombées sont espérées. «Dès le printemps, les éleveurs français pourront bénéficier des services de deux étalons "Maktoum. Une première. Ils viennent d'acquérir deux propriétés en Normandie. Un jour peut-être auront-ils le désir d'acheter des haras.» Les choses iront vite, car ils n'ont aucun tracas pécuniaire, même si, il y a un an, ils vendaient aux Japonais pour 30 millions de dollars la perle de leur élevage, l'étalon Lammtarra (l'Invisible), un alezan léger comme une brise, invaincu en quatre courses (dont le Derby d'Epsom et l'Arc de triomphe). La grand-mère de Lammtarra n'est autre qu'Awaasif.

L'indulgence d'Allah. Qu'est-ce qui fait courir les Maktoum? L'explication de leur «hippolâtrie» pourrait bien être d'ordre religieux. A l'instant du partage du butin, Mahomet, organisateur à Médine de courses de chevaux, ne doubla-t-il pas la part de ses compagnons qui avaient des chevaux de race? Le jour du Jugement dernier, aux hommes qui se seront occupés de leurs chevaux avec amour, Allah leur réservera sur la balance divine autant d'indulgence qu'il y aura eu de grains d'orge donnés. Les Al Maktoum parieraient sur l'au-delà. Mais n'ignorent pas que le paradis sur terre, s'il se trouve dans les livres de la sagesse et entre les seins des femmes, est aussi sur le dos des chevaux.

(1) Maktoum al Maktoum, 57 ans, souverain de Dubaï et Premier ministre des Emirats arabes unis (EAU); Mohammed, 49 ans, ministre de la Défense de Dubaï; Hamdan, ministre des Finances des EAU; Ahmed, 47 ans, commandant en chef de l'armée des EAU.

PL AT - dans HIPPISME