30 mars 2011 3 30 /03 /mars /2011 14:06

Le 4 octobre 1997


Helissio, orgueil de cheval. Tenant du titre, il part grand favori de l'Arc de Triomphe, qui couronne le crack des pur-sang.


Les quatre sabots posés bien à plat, Hélissio, grand bai de 4 ans, vainqueur par KO du dernier prix de l'Arc de Triom-phe, attend calmement la prochaine échéance en se laissant rafraîchir les membres. S'il réédite dimanche à Longchamp son exploit de l'an dernier, il deviendra le 7e coursier à réaliser le doublé (1) dans le championnat officieux des pur-sang, créé en 1920. Depuis Tantième, en 1951, aucun cheval français n'a réussi cette performance. Son entourage est persuadé qu'il en est capable, à commencer par son propriétaire, Enrique Sarasola, homme d'affaires espagnol, absolument convaincu de posséder le crack interplanétaire. Et chacun, quand il s'agit d'expliquer ce qui en fait un cheval d'exception, de devenir un instant silencieux, les yeux au ciel, la lippe hésitante.

Hélissio a 7 mois lorsque Bruno Ridoux, courtier, le repère aux ventes de Deauville: «Il avait déjà un physique très développé. C'était un marcheur formidable, une grâce, une aisance dans le geste, et surtout, il avait un oeil superbe qui vous irradie. ça m'a fait tilt, comme de croiser le regard d'une femme qui longtemps après vous hante et vous titille toujours.» A cette époque, Enrique Sarasola est à Deauville pour se reposer et n'a aucune intention d'acheter des chevaux. Mais quand il voit le jeune Hélissio sur le ring de sable doré, il incite le courtier à lever la main. A 250 000 francs, il veut arrêter, mais l'Espagnol le motive: «Tu m'as dit que c'était le seul poulain valable de cette vente, alors vas-y.» Le marteau tombe à 350 000 francs. Les deux hommes ont déjà réussi par le passé de bons achats, tel Vert Amande, acheté 600 000 francs au baron Guy de Rothschild qui se retirera au haras avec plus de 2,5 millions de gains et une 3e place dans l'Arc.

Mais Hélissio est un coup grandiose. Quatre ans et 12 courses plus tard, dont 8 victoires et plus de 10 millions de gains, sa valeur marchande est estimée à 20 millions. Il débute par une victoire de 10 longueurs, puis remporte deux épreuves préparatoires au prix du Jockey-Club 1996. Favori du derby des 3 ans à Chantilly, il se bat contre la main de son jockey qui a reçu pour ordres de le maintenir caché dans le peloton de tête. Mais Hélissio ne supporte pas d'être contraint. Il veut galoper, mener le train à sa guise. Trop tard, il est piégé, enveloppé par ses rivaux, des mégoteurs, coursiers bridés et tacticiens méprisables. Jamais turfiste n'avait vu tant de colère de la part d'un cheval. Le front dans les nuages, il bondit tel un lion durant 2000 m, arrache les bras de son cavalier, épuise son stock d'énergie et parvient à préserver une 5e place improbable tout près du vainqueur. Défaite amère. L'entourage est à cran: «Vous êtes satisfait?», demande, fâché, le jockey, Dominique Boeuf, à l'entraîneur en descendant de selle. Ancien jockey devenu entraîneur, Elie Lellouche remercie son pilote dès le lendemain, furieux de ne pas avoir obtenu plus d'explications de sa part.

Olivier Peslier, 23 ans, proclamé nouveau Saint-Martin, devient le partenaire d'Hélissio: «C'est un cheval qui n'aime pas être contrarié. Je l'ai donc laissé faire. Son allure est telle qu'il use ses adversaires au train. Ceux qui parviennent à accrocher son rythme, prennent un sacré coup au moral car à l'instant où ils aimeraient reprendre leur souffle, lui, accélère franchement. Ce n'est pas tout. Admettons qu'un teigneux n'abandonne pas la partie, Hélissio est capable de fournir une seconde accélération. Il en est seul capable.» C'est ainsi qu'ils remportèrent la dernière édition de l'Arc. Dès qu'Olivier Peslier ouvrit les mains, Hélissio scotcha littéralement le peloton de furieux à l'entrée de la ligne droite, déployant des foulées d'ogre. Si le jockey ne s'était pas relâché dès la mi-ligne droite pour exprimer sa joie, c'est avec une dizaine de longueurs d'avance qu'il aurait rallié le poteau d'arrivée au lieu des six inscrites.

Alain Goldsztejn, son cavalier de l'aube: «C'est un bulldozer. Ses adversaires, il les flingue. Il est encore plus fort que l'an dernier car son côté émotif du Jockey-Club n'est plus qu'un vieux cauchemar. Il est au contraire très calme, presque nonchalant le matin.» Selon son confident, cette sérénité lui serait venue lors de son voyage à Dubaï. Hélissio et Alain ont passé une partie de l'hiver ensemble à préparer la Dubaï World Cup, pour finalement ne pas la courir, celle-ci ayant été reportée pour cause de pluies diluviennes. Cette escapade, même s'il dût s'entraîner dur, fut pour lui comme des vacances studieuses où les balades en compagnie de son lad, s'éternisaient pour son plus grand bonheur. «C'est un cheval très gentil à monter. Cependant, dans le box, son domaine, il n'est pas facile et assez chatouilleux. D'une intelligence supérieure à la moyenne, il sait vous faire comprendre qui il est et ce qu'il veut. C'est un dominant, sur la piste comme dans l'intimité. Il m'a déjà mordu, le patron aussi, aux côtes, alors qu'il désirait lui tâter les tendons sans lui demander la permission. A Dubaï, il a pris l'habitude de se rouler dans le sable chaud après l'entraînement. A Chantilly, avec l'automne et l'humidité, on évite de lui offrir ce plaisir. Alors, il insiste et entraîne celui qui le tient en main, en faisant la tête, jusqu'à obtenir satisfaction.»

Cette année, il a fallu lui trouver un autre pilote, Olivier Peslier, jockey attitré de Daniel Wildenstein, étant retenu dans l'Arc de Triomphe sur Peintre Célèbre, un ébouriffant 3 ans vainqueur du Jockey-Club et du Grand Prix de Paris. Hélissio hérita de la monte de Cash Asmussen. Ils remportèrent le Grand Prix de Saint-Cloud avant d'être battus dans les King George VI and Queen Elisabeth Stakes à Ascot. Le jockey américain ne parvint pas à solutionner le piège tendu par ses confrères anglais et fut à son tour remercié avec diplomatie sous prétexte de mésentente avec le crack. Finalement, Elie Lellouche a choisi de faire appel à Dominique Boeuf. Celui-ci a tout connu, le meilleur comme le pire. Apprenti vedette il y a une dizaine d'années, il devint premier jockey de l'Aga Khan en remplacement d'Yves Saint-Martin qui prenait sa retraite. Le contrat ne vécut que quelques semaines. Son allure de cow-boy pénétrant dans l'enclos, un sempiternel chewing-gum malaxé à grand coups de molaires, ne collait pas avec sa casaque princière. Daniel Wildenstein ne s'arrêta pas à ce genre de considération et l'engagea. Collaboration concrétisée par une cravache d'or en 1991. Succès, gloire, filles, argent. Tout allait pour le mieux jusqu'à ce que l'un de ses amis se fasse prendre au volant de sa Porsche avec de la drogue. La casaque de soie se transforme en pyjama rayé de prisonnier. Il avoue consommer de l'héroïne pour combattre ses problèmes de poids, l'utilisant comme un coupe-faim. Plus ennuyeux, on le soupçonne d'être dealer. Il nie, et, sur ce point, obtiendra peut-être ce qui reste sa plus belle victoire, car sous ses airs de cador, Dominique Boeuf est un sensible. Ainsi, lorsque Freddy Head raccrocha subitement ses bottes cet été, il fut le seul dans les vestiaires de Deauville à regretter cette décision, au point d'en éprouver un grand chagrin. Aujourd'hui encore, dès qu'on évoque l'absence de son aîné, ses yeux se mouillent. En retrouvant le théâtre de sa passion, les hippodromes, il est bien décidé à regagner la confiance des professionnels. Le public lui a déjà pardonné. «Boeuf, c'est un chic type, disent les turfistes, proche de nous. Il a toujours un sourire, une attention, il joue pas les divas.» Il remonte la pente, victoire après victoire, jusqu'à ce prix du Jockey-Club perdu pour avoir appliqué les ordres. Tout est à refaire. Mais les coups durs le motivent et pendant que Peslier voyage au Japon et à Dubaï avec Hélissio, il reprend le métier à la base, acceptant toutes les offres, les plus modestes soient-elles, à Cagnes-sur-Mer ou Nancy. Et réunion après réunion il transcende anonymes et besogneux du peloton, réalisant exploit sur exploit. Cette forme insolente tout au long de la saison 97 lui vaut de retrouver le champion à la foulée dévastatrice. «L'impression de puissance que dégage ce cheval est phénoménale, dit-il. On la ressent dès qu'on est sur ses reins. C'est une masse de muscles, un ouragan. Mais il est si calme, si fort, qu'on a l'impression de chevaucher un nuage. Hélissio reste le cheval de Peslier. J'effectue un remplacement de luxe. Partant du principe qu'on ne commet pas deux fois la même erreur, je n'envisage que la victoire.»

Hélissio, lui, conserve son flegme, affichant une épaule profonde, tuilée de muscles. Et son oeil vous toise, vif et intelligent, avec assez de fermeté pour vous faire comprendre qu'une distance minimum entre vous et lui est à respecter.

(1): Ksar (1921-1922); Motrico (1930-1932); Corrida (1936-1937); Tantième (1950-1951); Ribot (1955-1956); Alleged (1977-1978).

Carte d'identité: Mâle bai, 4 ans, né le 24 janvier 1993 dans l'Orne au haras de la Louvière. 1,66 m au garrot. Fils de Fairy King et de Hélice. 8 victoires et 3 places en 12 courses. Une étoile au front en forme de nuage, deux balsanes irrégulières sur les paturons des membres postérieurs et quelques pommelures fauves sur le haut des côtes. Solitaire, aime avoir l'horizon pour lui seul.

L'épaule: Sa souplesse de chat lui permet d'envoyer ses antérieurs très loin. Impressionnante de vigueur, elle prend son relief en pleine extension. Tout son corps semble alors organisé à partir de son garrot devenu fortement proéminent, sec et tendu comme le fil d'une hache. L'impression de puissance est renforcée par son centre de gravité qui s'est abaissé, et son encolure, vaste balancier soudé au tempo, allongée à l'horizontale.

La tête: L'oeil vif, intelligent, éclairé, la mâchoire large assurant une parfaite efficacité de l'échange d'air (à plein régime, il inspire et expire 2,5 fois par seconde, soit 26 litres d'air par seconde ou 3 900 durant les 2 400 m de l'épreuve). Mais le plus intéressant est ce qu'il cache derrière l'étoile blanche de son front, son mental. Sa sérénité lui évite de dépenser inutilement ses réserves lors des préparatifs, toujours stressants, d'avant course.

Le moteur: Il est constitué de l'ensemble coeur/poumons. La cage thoracique est ample, garante d'une excellente ventilation durant la période d'aérobie. Lors des 2400 m de l'Arc de triomphe, c'est 650 litres de sang qui pulsent depuis le coeur pour alimenter l'organisme. Au repos, son rythme cardiaque est à 30/32 pulsations par minute. Il atteint 140/160 une dizaine de foulées après le départ pour culminer à plus de 200 aux abords du rush final. Mais à cet instant, c'est sa générosité à l'effort, sa propension à supporter la douleur, qui laisse baba d'admiration ses supporters.

Les membres: Son surnom pourrait être «longues jambes». Malgré son physique avantageux où les points de force sont nombreux, il a des membres plutôt fins, presque délicats. Les canons et les paturons sont si longs que l'on pourrait craindre la moindre fragilité. Il est sujet à quelques crevasses du côté des couronnes, ces coussinets de chair tendre qui enveloppent la base des sabots. Mais pour le reste c'est du solide. Sa démarche, déliée, sobre et pourtant d'une folle légèreté, est élégante, un peu similaire à celle du cervidé mâle en goguette. Cependant, au galop, c'est un prédateur effrayant. Sa foulée, près de 7,10 mètres d'amplitude, est supérieure à celle de ses rivaux. Quand ces derniers en font 343 pour boucler les 2 400 m du parcours, lui en a déployé 337.

L'arrière-train: La poussée s'effectue par les membres postérieurs et la croupe. A l'ouverture des starting-gates, elle est assez forte, de l'ordre de 450 kg, pour laisser sur place la plus survoltée des voitures de sport.

(à partir de données scientifiques de G.Pratt)

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